Un nouveau couteau qui entre dans ma collection, c’est toujours un grand moment, une émotion, comme un retour aux sources. Généralement, pour moi, c’est un Véritable Pradel (mes préférés), parfois aussi c’est un coup de cœur pour une autre marque, Brossard par exemple, pas très éloigné de Pradel, mais ça tourne toujours autour du même style de couteau, de la même famille. Le couteau de marin, à talon droit inspiré des couteaux anglais de Sheffield. Habituellement, je ne craque que pour de belles pièces, en excellent état, voire en état neuf (le fameux état neuf de stock), mais pas toujours. Il arrive de temps en temps qu’un couteau ait une valeur historique ou bien simplement qu’il ait du vécu. Une lame très usée, en mauvais état, rouillée, le couteau que personne ne veut, qui finira dans un grenier ou pire à la poubelle, ça me parle. Sur la lame, la mention Véritable Pradel, un marquage ancien, frappé à la main. Quel âge a-t-il ? D’où vient-il ? Quel est son histoire ? A-t-il traversé les océans, dans la poche d’un marin ? A-t-il été affûté sur une pierre de la digue, en revenant de pêche ? On ne le saura jamais, mais une chose est sûre. Ce couteau a vécu, il a souffert, il a servi, sans doute pendant plusieurs décennies. Quel dommage qu’il ne puisse pas parler, me raconter son histoire, de sa naissance à Thiers, probablement avant-guerre et de son incroyable parcours qui se termine aujourd’hui sur mon bureau, ici à Brest, au début du monde. Personne ne voulait de lui, il était fini, foutu, invendable, au bout du chemin. Ce couteau n’était fait pour personne, il était donc fait pour moi. D’ailleurs le vendeur lui-même ignorait qu’il vendait un symbole de la coutellerie thiernoise et du savoir-faire français.
C’est combien ce couteau ? « Cinq euro ». D’accord, je le prend. Drôle d’émotion que de se dire qu’on lui sauve la mise, à ce couteau. Après un bain d’eau tiède et savonneuse, il a retrouvé un peu d’éclat mais il porte encore les stigmates du temps. Manche bois, six rivets, dont l’un a été refait, un signe qui ne trompe pas. Le propriétaire de ce couteau était sans doute modeste et tenait à son couteau, lui. En ces temps anciens, quand quelque chose se cassait, on réparait, c’était du commerce durable avant l’heure. Aujourd’hui c’est tellement plus simple de jeter. Cela dit aujourd’hui, compte tenu de la qualité de fabrication navrante des couteaux, pour la plupart asiatiques, la question ne se pose même plus. Mais à l’époque, ce couteau-là a été réparé, pour qu’il serve encore et encore. Sa lame en acier carbone a été affûtée si souvent qu’elle a perdu la moitié de sa taille originelle. Après avoir servi loyalement, après avoir coupé dieu sait quoi, le petit couteau véritable Pradel a bien mérité son repos éternel. Sur mon bureau, il est le plus élégant et le plus précieux des coupe-papiers. Il ne finira pas dans une poubelle, parole de de brestois. Il continuera crânement de montrer au monde son marquage reçu il y a longtemps, à Thiers, des mains d’un artisan consciencieux. Une ancre de marine, promesse de voyages au long cours, par delà les océans.