Un véritable Pradel, sinon rien.
Ce matin j’ai reçu un couteau. Un de plus ! Vous dirait ma dame qui ne comprend pas cette accumulation compulsive mais qui l’admet, ce qui est déjà un moindre mal. Compulsive, pas tout à fait. Passionnée, sans doute, impulsive, souvent, la plupart du temps. Et puis il ne s’agit pas de n’importe quel couteau. Ici pas de lame de Damas, pas de guillochage tarabiscoté, non. Un couteau c’est un manche, une lame et des rivets. Ça sert à couper, un couteau. C’est un objet utile, au quotidien, qui peut aussi vous sauver la vie. Un couteau comme ça, ça vient de Thiers, en France et nulle part ailleurs. Ce couteau-là, celui que j’aime, a été pensé à la moitié du 19è siècle par un thiernois du nom de Pradel Etienne et utilisé pendant des décennies par des générations de paysans et de marins et pas que des bretons, loin s’en faut. Des normands aussi. Tous les marins de l’hexagone, de Dieppe à Concarneau, de Brest à Marseille, de Dunkerque à Tamanrasset, tous ont eu un jour un couteau Pradel dans la poche et ce couteau a franchi avec eux les frontières du pays qui l’avait vu naître, pour parcourir toutes les mers du monde. Ironie du sort, l’un des tout premiers couteaux Véritable Pradel que j’ai acheté sur un site de vente aux enchères, il y a quelques années, venait d’un vendeur canadien basé à Terre-Neuve. Il s’agissait d’un couteau très ancien, datant probablement de la fin du 19è siècle, estampillé à la main d’une ancre et de la marque véritable Pradel. Ce couteau, trouvé dans un grenier de Terre-Neuve, était peut-être la propriété d’un marin breton ou normand qui avait quitté Saint Malo ou Fécamp pour venir pêcher la morue dans les estuaires de Saint-Laurent, sur les grands bancs de Terre-Neuve.
J’ai un attachement viscéral pour ce type de couteau, familial aussi. Dans la famille bretonne de mon père, qui puise ses racines dans le monde rural, à l’intérieur des terres, de Elliant à Melgven, de Beuzec-Conq à Rosporden, les employés ne quittaient la table que lorsque mon ancêtre, valet de ferme, avait replié son couteau. Dans la famille normande de ma mère, marins-pêcheurs de Dieppe, Henri Gréval, mon grand-père, promenait sa silhouette longiligne et claudiquante dans le quartier du Pollet et il y a fort à parier que dans la poche de son veston, il y avait aussi un couteau Pradel. L’un des premiers objets que j’ai trouvés dans le tiroir de la cuisine, chez mon beau-père Guillaume Marec à Douarnenez, qui fut marin pêcheur, puis officier dans la marchande, c’était un couteau Pradel. Le couteau reçu ce matin, lui, n’est pas un véritable Pradel, mais un véritable Brossard, estampillé de la célèbre cuillère. Mais qu’importe, il a la forme traditionnelle du couteau à talon carré inspiré des couteaux anglais de Sheffield, il est de la famille et surtout il fait partie de ces couteaux qu’on trouve encore aujourd’hui, avec un peu de chance, à l’état neuf. C’est ce que le collectionneur averti appelle un « neuf de vieux stock ». Trouver un couteau neuf alors qu’il a été fabriqué il y a trente ou quarante ans, voire plus, ça fait un peu plus qu’un petit plaisir. Les collectionneurs de couteaux sont aussi des conservateurs, des protecteurs de l’histoire.
De temps en temps, j’ouvre la vitrine, je prends un couteau en main, un véritable Pradel, un Brossard, ou un véritable faux Pradel, tant il est vrai que la marque a été honteusement plagiée. On croit souvent, à tort, que c’est le plagiat qui a tué l’entreprise crée par Étienne Pradel, rien n’est plus faux. Il suffit d’observer un couteau véritable Pradel, voire un véritable Brossard pour comprendre que c’est la perfection de la qualité du travail de nos maîtres couteliers qui a signé leur perte. J’ai dans ma poche depuis le tout début des années quatre-vingt le même couteau, un Collas médaille d’argent estampillé Pradel sur le talon de la lame, acheté sur le marché à un vendeur ambulant, devant les halles de Concarneau. La lame en acier carbone s’est usée, au fil du temps, certes, mais elle a encore de beaux jours devant elle, avant d’être remisée dans la vitrine. La trop grande qualité des produits thiernois n’a pas résisté à la concurrence des produits asiatiques et des pays passés maîtres dans l’art de la contrefaçon de masse à des prix dérisoires.
Le couteau Pradel, c’est plus qu’un couteau, c’est un héritage, une affaire de famille, un devoir de mémoire. Un bel objet né d’un savoir-faire séculaire, de paysans modestes qui travaillaient pour la coutellerie quand les occupations agricoles leur en laissaient le temps. Les ateliers de la rue de Barante à Thiers se sont tus, comme ceux de nombreux couteliers de la région thiernoise. En Bretagne aussi, la crise a durement touché celles et ceux qui vivaient de la pêche. Dans le quartier de Sainte Hélène à Douarnenez, on n’entend plus les sabots des artisanes rejoignant l’usine rouge au petit matin, on n’entend plus les marins pêcheurs sur Radio Conquet envoyant leur signal route-pêche. Pourtant. Tous les jours, je referme mon Pradel. Il fait ce bruit sec que je reconnaîtrais entre mille. Celui du couteau Pradel de mon grand-père Henri, de mes ancêtres, paysans et marin-pêcheurs. C’est ça. C’est plus qu’un simple couteau, c’est une fidélité à mes racines.